Exposé.es au Palais de Tokyo

Balade auprès de ceux qui restent

Ayant passé les “années sida” entre New York et Paris - deux centres névralgiques de l’épidémie mais aussi de la lutte- Elisabeth Lebovici pose son regard d’activiste et d’historienne de l’art sur les effets de l’épidémie sur la créativité  dans “Ce que le sida m’a fait (2017)”

Avec “Exposé.e.s”, le Palais de Tokyo s’inspire directement de cet ouvrage fondateur et a d’ailleurs fait de son autrice la conseillère scientifique de l’exposition. Celle-ci n’est pas une histoire sociale du sida, mais elle le montre comme agent perturbateur pour les artistes, pour leur vie intérieure, leur façon de vivre dans la société et de créer. Plutôt que la chronologie, l’exposition choisit de disséminer les expériences personnelles des artistes malades, de leurs proches et d’autres concernés de plus ou moins près par l’épidémie - de ses débuts jusqu’à aujourd’hui. 

Ce sont bien sûr les corps et les consciences directement exposés à la maladie qui se racontent. Ceux des patientes du sida de Cape Town dans la série Body Maps. Elles tracent les contours de leurs corps et les remplissent de leurs histoires. Celui aussi de l’artiste queer britannique Derek Jarman, décédé en 1994; ses tableaux sombres et sauvages, semblent être l’exorcisme d’un corps meurtri comme un champ de bataille. 

Exposé.e.s est aussi un espace pour dire l’absence et matérialiser le lien persistant au-delà de la mort entre eux et ceux qui restent. “Ces hommes me manquent et leur disparition est insupportable. Ce qui est insupportable est qu’ils n’aient pas vieilli avec moi, que nous ne soyons pas devenus ensemble de bons papis cochons”, écrit Georges Tony Stoll à propos de ses amis fauchés par le sida. Son installation “Allez! Tous assis!” - une série de chaises vides alignées face à un mur - est accompagnée d’une création sonore. “Ils sont partis, disparus”. Ces mots lancinants et déchirants nous suivent dans toute l’exposition, parfois proches, parfois lointains. Comme un aperçu d’une vie avec cette blessure et le manque. Exposé.e.s est la continuation de vies inachevées. À défaut de vies partagées, les artistes rejouent, dessinent, écrivent ce qu’elles auraient pu être. Comme le collective fierce pussy et leurs mots placardés sur les murs, tels un flux de pensée, décousu et obsédant :s’il était vivant aujourd’hui il serait à côté de toi if she were alive today you’d be texting her right now s’il était vivant aujourd’hui il commencerait à grisonner if they were alive today i wonder what pronoun they’d be using (...)”. 

Face à une telle absurdité, l’art devient lutte, avec le corps comme seule arme. Les corps alternatifs, sont exhibés par-delà la pudeur pour hurler la réalité des malades, car “silence=mort” comme le martelait Act Up. Les frontières avec l’activisme et l’art s’effacent. 

S’exposer pour montrer l’immontrable, c’est le choix de Gilles Dusein, décédé en 1993. Ce galeriste et grand ami de la papesse de la photographie américaine Nan Goldin l’a laissé documenter la fin de sa vie, jusqu’à sa maigreur extrême et les derniers baisers avec son partenaire sur son lit de mort. Montrer ce que les décideurs ont voulu cacher - mais pour Nan Goldin, une façon aussi de préserver avec une infinie tendresse chaque instant, jusqu’à la dernière seconde d’une vie écourtée : Je n’ai cessé de photographier les gens que j’aime, mais la photographie ne les a pas empêché·e·s de mourir.”

Ainsi exposés, les résidus de vie sont sublimés, sacralisés. Pour une génération confrontée si jeune et si violemment à sa mortalité, le sida est un carpe diem cruel. L’artiste américain d’origine cubaine Felix González-Torres voulait que son œuvre soit transformée, réutilisée si elle venait à être réexposée. L’artiste britannique a choisi de lui rendre un hommage en récupérant des résidus de ces travaux auprès de différents musées et galeries, comme un rappel de la préciosité des instants même les plus insignifiants. Jesse Darling écrit ainsi une lettre d’amour à l’amour de l'artiste admiré. Iel redonne de la valeur à ce qui est méprisé, et glorifie aussi l’héritage de la communauté à laquelle iel appartient - une lignée d’artistes qui ont vécu envers et contre tout, et se sont battus.